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Quatre ans plus tard … Suou faisait un sourire crispé en direction de son père. Caché derrière une montagne de paperasse, celui-ci feuilletait des documents couverts d’écriture en pattes de mouches. Ses sourcils se fronçaient légèrement et accentuaient l’air sévère de ses yeux, mais l’enfant savait – espérait – qu’il n’exploserait pas après son fils.
Franz Hitori n’était pas du genre coléreux. En effet, les personnes s’énervant facilement le faisaient souvent par manque de temps, à cause d’une analyse trop rapide de la situation qui les poussaient à agir sans réfléchir. Cet homme, par contre … Il savait qu’il avait le temps pour lui et ne se dérangeait pas pour en profiter. Après tout, cela faisait plusieurs siècles qu’il vivait – il avait refusé de divulguer à son fils l’année de sa naissance – et ne craignait pas la mort. Après une vie bien remplie qui promettait de durer encore longtemps, il n’allait pas se précipiter et tomber dans une colère facile et inutile.
L’homme retroussa ses lèvres et une dentition parfaite apparue, deux longues canines se détachant des autres dents.
« Ce rapport me dit … je cite … que mon fils possède un comportement intolérable. Non content de ne pas aller à l’école (certes, c’est moi-même qui ait obtenu ta dispense, mais cela ne t’oblige pas à le crier sur les toits), tu corromps également des jeunes gens parfaitement innocents (je ne veux pas savoir en quoi ils seraient plus innocents que toi) et tu vas avec eux dans des coins sombres faire des choses. D’après les rumeurs que j’ai entendu, eux seraient bien plus en faute que toi, mais … pour leurs parents, tu es un bouc émissaire tout trouvé. Cela peut-être dérangeant … D’autres humains des environs parlent également d’un étrange enfant qui se balade en clair de lune avec un oiseau cadavérique sur l’épaule. Ce n’est pas que je réprouve tes actions, loin de là. Il m’est arrivé dans mes moments perdus de faire bien pire … Cependant, je ne veux pas que nous nous taillions une mauvaise réputation ici. J’ai eus du mal à l’acquérir, je ne voudrais pas que mes efforts soient réduis à néant pour ton simple amusement … »
Suou baissa la tête d’un air contrit. Il avait appris cette mimique alors qu’un de ses amis se faisaient tancer par sa mère ; il avait remarqué qu’elle lui avait plus facilement pardonné dés que son ami avait fait mine de se soumettre. Suou le faisait maintenant sans réellement y penser : il avait ainsi appris beaucoup de manières d’être en observant les autres, puis ce qu’il faisait en y réfléchissant était devenu naturel.
Les yeux froids de son père étaient toujours fixés sur lui. Il semblait attendre quelque chose, mais l’enfant ne comprenait pas ce qu’il exigeait silencieusement. Des serres griffues se plantèrent dans l’épaule du garçon, et un bec blanc-os s’approcha de son visage.
oO Demande-lui où il veut en venir. Il a toujours aimé lorsqu’on lui parlait franchement. Oo
« Où voulez-vous en venir ? »
Hitori senior ne put empêcher un de ses yeux de se déplacer imperceptiblement en direction de l’oiseau sur l’épaule de Suou. L’homme avait bien du mal à être angoissé ou même ne serait-ce que contrarié, mais le volatile laissait une impression trop désagréable dans son esprit pour qu’il arrive à le laisser de côté. Vampire de son état, il parvenait à ressentir l’essence du vivant, mais lorsqu’il tournait ses sens vers le squelette … Ses mains cachées derrière les piles de livres frémirent. Lorsqu’il avait enfin retrouvé son fils après moult recherches il avait pensé que tout était pour le mieux, mais ça n’avait pas été le cas. D’après le peu qu’il avait pu comprendre l’esprit de l’enfant avait … explosé, et des morceaux de sa conscience s’étaient retrouvés dans le corps de l’oiseau alors que d’autres avaient regagné leur corps d’origine. Si Suou avait survécu ce n’était que grâce à son désir intense de vivre et au sang diffus de vampire qui coulait dans ses veines. Mais quand son père l’avait trouvé, l’enfant était trop mal en point pour espérer survivre ainsi. L’oiseau était dans un état encore plus lamentable, car son corps était mort depuis plusieurs jours.
Sur le moment Franz n’avait trouvé qu’une solution, et alors qu’il y réfléchissait aujourd’hui il n’en trouvait toujours pas d’autre. Il avait du transformer son fils en vampire complet – de même pour l’oiseau. Un enfant et un oiseau vampire … il frémissait en pensant à ce qu’il avait fait, mais ça avait été la seule solution pour garder Suou en vie. Le jeune garçon avait été transformé en vampire trop tôt et trop parfaitement, son corps ne grandirait plus jamais et sa conscience vieillissante serait toujours forcée de rester dans un corps jeune. Quand à l’oiseau … son organisme était bel et bien mort ; rien ne pouvait y remédier. Il était devenu un squelette ambulant, des os qu’une conscience seule (et pas une conscience complète, qui plus est …) faisait avancer comme si l’oiseau vivait encore.
L’homme soupira. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour garder ce fils, il avait maintenant la tâche de l’éduquer et ne comptait pas y faillir.
« Je ne veux pas que tu deviennes n’importe quoi, voilà où je veux en venir. Tu as certes le temps que tu souhaites pour apprendre à être ce que tu veux, mais je ne vois pas à quoi cela servirait que tu restes ici … Je t’ai appris l’essentiel sur ce que doit savoir un vampire. Tu as expérimenté les relations humaines et le fénéantisme, qui n’est pas aussi inutile que le pensent les humains. Tu as des réactions plus normales que lorsque je t’ais trouvé, où tu ne savais plus réagir à toute situation qui se présentait à toi … Tu as grandis, et il serait temps que tu sortes de ton jeu continuel. Tu pourrais passer ta très longue vie future dans ce coin à t’amuser avec les gosses, mais je ne pense pas que cela te convienne. »
Le visage de Suou demeura inexpressif. Il ne s’était pas attendu à cela ; pour tout dire, il ne s’était attendu à rien. Il n’était pas du genre à faire des prédictions : à quoi pouvait-il bien servir d’imaginer ce qui se passerait quand il suffisait d’attendre pour connaître la vérité ? En cela il ressemblait en tout point à son père.
Mais les quatre années passées ici lui avaient permis d’oublier ce qu’il avait vécu auparavant. Il ne savait pas s’il supporterait de quitter cet endroit … Il n’en connaissait pour l’instant aucun autre.
oO Dis-le lui ! Oo
« Je … J’aimerais rester encore un peu ici. S’il vous plait. J’aimerais … »
Qu’aimerait-il faire ?
oO D’autres enfants. A l’école. Retrouver les bons moments d’avant, mais sans les mauvais … Oo
« … aller à l’école. Je veux connaître d’autres personnes … pourquoi m’avez-vous privé de l’éducation réservée aux humains ? Elle ne peut que m’enrichir. Oui, je veux ça.
- Tu es un vampire.
- Vous aussi ! Pourtant vous parvenez à vivre parmi les humains. Pas toujours, mais … je n’y serais que la journée. En quoi mon état serait-il une gène ? Je me contrôle mieux que beaucoup des Buveurs de Sang que vous m’avez fait connaître.
- La tentation devient parfois plus … forte, avec le temps. Mais à l’école, que ferais-tu de ton oiseau ? Serais-tu prêt à le quitter ? »
Suou ouvrit de grands yeux cernés de blancs et son visage blanchit, sa peau albâtre paraissant encore plus translucide qu’à l’habitude. Quitter l’oiseau ? quitter … lui-même ? Comment le pourrait-il ? Il n’était plus rien sans lui …
Devinant le dilemme de son fils, son père se leva et lui tendit la main.
« Viens. Je vais trouver une solution … Il doit bien exister une école sur notre petite planète qui accepte ça. Je vais interroger mes connaissances, nous verrons. »
oO Il le fera. Oo
Suou acquiesça de la tête et mit sa petite main dans celle plus grande de son père. Il rajusta l’oiseau qui n’était plus qu’un squelette sur son épaule et sortit de la pièce à la suite du vampire.
***
Six mois plus tard, fin mars. Suou Hitori avait passé ces mois-ci à s’amuser et se détendre, certes, mais sans oublier la promesse que lui avait faite son père. Il avait consacré son temps à ses amis et avait appris à s’extérioriser. Il avait remarqué que s’il était joyeux et de bonne humeur il était mieux accepté parmi les autres, il avait donc taché de garder le sourire et il avait réussit à s’attirer la sympathie de nombreuses personnes qui ne prêtaient auparavant aucune attention à lui.
Malgré la joie de voir qu’il pouvait être banal, il se sentait parfois … déchiré. Ne pouvant s’afficher avec l’oiseau, le garçon ne pouvait être totalement lui-même. Plus que son état de vampire, c’était cela qui le faisait attendre avec impatience que son père trouve une école adaptée.
Il avait parfois quelques réminiscences de son passé qu’il s’était efforcé de refouler. Sans qu’il s’y attende, des phrases enfantines résonnaient parfois dans son esprit et son comportement était alors étrange. Il faisait tout pour masquer ces moments et les rattraper lorsqu’il le pouvait. Lorsqu’il parvenait à réfléchir en son entier et que les consciences du garçon et de l’oiseau étaient réunies il en venait à se dire que sa facilité à être de bonne humeur et à garder le sourire était en partie due à son passé, mais il préférait ne pas s’y appesantir.
Finalement, par un beau matin de mars qui sentait le printemps, son père l’appela à son bureau. Il avait enfin trouvé une école digne de ce nom ; la plupart des rapports sur cet établissement étaient élogieux, et les quelques broutilles défectueuses n’étaient pas bien graves. Il s’agissait de l’école Héméra.